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Comment se sont constitués les chiites?

Comment se sont constitués les chiites?

Nous savons à présent comment est né le Chiisme, il nous reste à savoir comment le secteur chiite s'est constitué t comment la Ummah s'est scindée. C'est ce à quoi nous allons essayer de répondre dans les pages suivantes.

Lorsqu'on retrace la première phase de la vie de la Ummah islamique, à l'époque du Prophète, on constate que deux tendances principales et différentes ont accompagné la naissance de la Ummah et se sont manifestées depuis les premières années de l'Expérience islamique. Elles cohabitaient à l'intérieur du cadre de la Ummah naissante que le Messager avait fondée. Cette différence entre les deux tendances conduira à une division doctrinale, apparue directement après le décès du Prophète, division qui a scindé la Ummah islamique en deux parties: l'une, portée au pouvoir et devenue, de ce fait, majoritaire, l'autre exclue du pouvoir et réduite, par conséquent à jouer un rôle d'opposant minoritaire dans le cadre général de l'Islam. C'est cette minorité qu'on appellera par la suite, les «Chiites».

 Les deux tendances principales qui ont accompagné la naissance de la Ummah islamique du vivant du Prophète et depuis le début de l'Expérience islamique sont:

1- La tendance qui croit au culte(54) de la religion à son arbitrage et à l'acceptation absolue du Texte religieux dans tous les aspects de la vie.

2- La tendance qui croit que la foi en la religion n'exige du Musulman qu'une culte limité à certaines piétés et certains aspects (de l'Islam) relevant du mystère. En dehors de ce cadre limité, elle croit à la possibilité de l'ijtihâd(55) dans les autres domaines de la vie, et par conséquent à la légitimité de changer ou de modifier le Texte religieux selon les intérêts du moment et les circonstances de la situation (pour ce qui concerne ces autres domaines de la vie).

Bien que les Compagnons - en leur qualité d'avant-garde pieuse et éclairée - aient constitué la meilleure graine et la plus saine pour l'engendrement d'une nation missionnaire (et ce à tel point qu'on peut dire que l'histoire de l'humanité n'a pas connu une génération doctrinale plus merveilleuse, plus noble ou plus pure que celle que le Prophète avait forgée), il faut reconnaître qu'il y avait dans leurs rangs un large courant - du vivant du Messager - qui tendait à préférer l'ijtihâd (le jugement personnel) dans l'appréciation de l'intérêt (de la Ummah ou du fidèle)(56) et sa déduction des circonstances(57), opposé à l'autre courant qui croyait à l'arbitrage de la religion, à la nécessité de se soumettre à elle et d'observer d'une façon scrupuleuse et absolue tous ses Textes, dans tous les domaines de la vie. Sans doute, l'un des facteurs de l'adhésion de la majorité des Musulmans au second courant (le courant de l'ijtihâd) réside dans la tendance naturelle d l'homme à agir selon l'intérêt qu'il pressent et apprécie lui-même et non pas conformément à une décision dont il ne comprend pas le sens.

Ce courant comptait des représentants audacieux parmi les grands Compagnons, tels que Omar Ibn al-Khattâb, qui discutait les décisions du Prophète et se permettait de donner un avis personnel, qui n'allait pas toujours dans le sens du Texte, convaincu qu'il pouvait s'arroger ce droit.

Notons à ce propos sa position de protestataire à l'encontre du traité de paix de Hudaybiyyah, son attitude vis-à-vis de «l'Appel à la prière» (athân) légal dont il a supprimé la formule (hayya alâ khayr al-'amal)(58); ou encore sa position à l'égard du Prophète (P) lorsque celui-ci institua «muta'at al-hajj»(59) ainsi que bien d'autres positions ijtihâdites(60) qu'il avait prises.

Les deux courants se sont reflétés dans une séance qui se déroulait chez le Messager vers la fin de sa vie. Al-Bukhârî, citant Ibn Abbâs, dans son "Çahîh", rapporte le récit suivant:

«Lorsque le Messager de Dieu agonisait chez lui en présence de quelques hommes, dont Omar Ibn a-Khattâb, il dit:

- Laissez-moi vous écrire une lettre (testament) de conduite qui vous empêchera de vous égarer.

- Le Prophète est emporté par la souffrance. Vous avez le Coran. Nous pouvons nous contenter du Livre de Dieu, dit Omar en s'adressant aux assistants».

Là, un différend et une dispute éclatèrent entre les hommes présents. Les uns disaient: «Laissez le Prophète vous écrire une lettre qui vous empêchera de vous égarer après sa mort, d'autres étaient d'accord avec ce qu'avait dit Omar. Lorsque le différend et dispute s'élargirent, le Prophète, excédé, leur a dit:

- Allez-vous-en».

Cet incident était suffisamment révélateur, pour le Prophète, de la profondeur du fossé qui séparait les deux courants, de la profondeur de leur contradiction et de leur rivalité.

On peut y ajouter - pour montrer la profondeur de ce courant et son enracinement - le désaccord ou le différend qui divisa les Compagnons à propos de la nomination de «Usâmah Ibn Zayd» au commandement de l'armée, nomination ordonnée pourtant clairement par le Prophète, dont relevant du Texte. Ce différend était d'autant plus grave que le Messager s'est vu obliger de sortir, malgré sa maladie, pour faire un discours public à ce propos: «O gens! J'ai appris que certains d'entre vous ont contesté la décision de la nomination de Usâmah au Commandement, tout comme vous l'aviez fait avant, pour le commandement de son père. Pourtant, Dieu sait combien le père était digne de ce commandement, tout comme l'est son fils, après lui».

Ces deux courants qui sont entrés en conflit, du vivant du Messager, vont se refléter sur la position des Musulmans vis-à-vis d la thèse de la désignation de l'Imam Alî à la direction de l'Appel de l'Appel après le Prophète.

Ainsi, les représentants du courant du «culte du Texte prophétique» estimaient que celui-ci leur imposait l'obligation d'accepter ladite thèse telle quelle, de ne pas la suspendre ni l'amender; tandis que les tenants de l'autre courant pensaient qu'ils pouvaient garder leur liberté vis-à-vis de cette thèse si leur «ijtihâd» (leur déduction personnelle) conduisait à un point de vue plus adapté aux circonstances selon leur vision.

Ainsi, les Chiites ont vu le jour directement après le décès du Prophète; et en cela, on peut les définir comme étant «les Musulmans qui se soumis pratiquement à la thèse désignant l'Imam Alî» à la direction et au leadership de l'Appel, et dont l'exécution immédiate après la disparition du Messager était rendue obligatoire par celui-ci

Ce courant Chiite s'est opposé dès le début à l'orientation de la Saqîfah tendant à geler la thèse du leadership de Alî et à confier le pouvoir à quelqu'un d'autre.

A propos de la protestation contre la décision de la Saqîfah, al-Tabarcî cite le témoignage suivant de Abân Ibn Taghlib qui dit: «Lorsque j'ai demandé à Ja'far Ibn Muhammad al-Sâdiq s'il y avait quelqu'un parmi les Compagnons du Prophète à s'être élevé contre l'acte d'Abû Bakr, il m'a répondu:

- Oui, il y en avait douze: Khâlid Ibn Sa'd Ibn Abî Waqqâç, Salmân al-Farecî, Abû Tharr al-Ghifârî, Al-Muqdâd Ibn al-Aswad, Ammâr Ibn Yâcir, Buraydah al-Aslami, parmi les Muhâjirine, et Abû Haytham Ibn al-Tayhan, Othmân Ibn Hanafi, Khuzayma Ibn Thâbit Thoul Chahâdatayn, Abî Ibn Ka'b, Abû Ayyûb al-Ançârî, parmi les Ançârites.

Certes, on peut opposer à cette affirmation l'objection suivante: «Si le courant chiite représente la fidélité au Texte et que l'autre courant représente le recours à l'ijtihâd, cela signifierait que les Chiites refusent et rejettent l'ijtihâd. Or, on sait que les Chiites pratiquent toujours l'ijtihâd

La réponse à cette objection est que l'ijtihâd que les Chiites pratiquent et considèrent du moins permis, sinon «conditionnellement obligatoire»(61), c'est l'ijtihâd dans la déduction d'un jugement à partir du Texte, et non pas un ijtihâd dans le refus du Texte lorsque le Mujtahid en voit la nécessité ou en suppose l'intérêt. Un tel l'ijtihâd n'est pas permis. Le courant chiite refuse de pratiquer tout ijtihâd pris dans ce sens. Lorsque nous parlons de deux courants apparus au début de l'Islam, l'un prêchant «le culte du Texte»(62), l'autre partisan de l'ijtihâd, nous entendons par ijtihâd ici, l'ijtihâd dans l'acceptation ou le refus du Texte (c'est-à-dire le fait que Mujtahid décide lui-même de l'opportunité ou de l'inopportunité de l'application d'un Texte dans une situation donnée)(63).

L'application de ces deux courants est tout à fait naturelle, dans tout message radicalement révolutionnaire qui vise à changer dès les racines la réalité corrompue. Car un tel message exerce des degrés d'influence qui varient selon l'ampleur des séquelles du passé, et le degré de l'adhésion et de l'allégeance de l'homme nouveau au nouveau message. De là nous pouvons alléguer que, dans le cas de l'expérience islamique, le courant du «culte du Texte» représente le degré supérieur de l'adhésion et de la soumission totale au Message, sans pour cela refuser l'ijtihâd, si celui-ci se fait dans le cadre du Texte, ni l'effort personnel en vue de déduire de celui-ci un jugement légal. Il est important de noter à ce propos que le culte du Texte ne signifie pas figement et raideur, lesquels s'opposent aux exigences de l'évolution et aux facteurs du renouveau dans la vie de l'homme. Car, certes, comme nous l'avons vu, le «culte du Texte» signifie fidélité à la religion t son acceptation intégrale et non partielle; mais cette religion elle-même porte dans ses entrailles tous les éléments de la souplesse et de l'aptitude de s'adapter aux changements des circonstances, ainsi qu'à toutes les formes du renouveau et de l'évolution que ces changements comportent. En conséquence, la fidélité à tous ces éléments et à tout ce qu'ils comportent d'esprit de création, d'invention et de renouveau.

Telles sont les lignes générales de l'interprétation du Chiisme, en tant que phénomène naturel né dans le cadre de l'Appel islamique, et de l'explication de l'apparition des Chiites comme une conséquence de ce phénomène naturel.

L'Imamat d'Ahl-ul-Bayt (et de l'Imam Alî) que ce phénomène naturel représente, exprime deux autorités (références): l'autorité intellectuelle (autorité en matière de la pensée) et l'autorité directoriale (autorité en matière de l'action dirigeante et de l'action sociale). Ces deux autorités étaient représentées dans la personne du Prophète. Aussi était-il inévitable que celui-ci prenne en considération les circonstances de la formation de l'expérience, et prépare, en conséquence, un successeur sain susceptible d'assumer le rôle de ces deux autorités, afin qu'il puisse, en sa qualité d'autorité intellectuelle, remplir les vides qui pourraient se créer dans la mentalité des Musulmans, présenter la conception islamique appropriée et le point de vue islamique concernant toute nouvelle situation, expliquer les parties ambiguës du Noble Livre qui constitue la première autorité intellectuelle de l'Islam; et afin qu'il (le successeur) poursuive, en sa qualité d'autorité directoriale et sociale, la direction de l'Expérience islamique dans sa ligne sociale.

En examinant les circonstances et les péripéties de l'Expérience islamique, on peut constater que les Ahl-ul-Bayt étaient les seuls qualifiés à incarner ces deux autorités. Les Textes prophétiques venaient continuellement confirmer cette vérité.

Le principal exemple de Texte prophétique réaffirmant l'appartenance de l'autorité intellectuelle de l'Appel, aux Ahl-ul-Bayt, après la disparition du Messager, c'est le Hadith al-Thaqalayn. Dans un discours célèbre, le Prophète (P) a, en effet, tenu les propos suivants: «Je m'approche du moment où je serai appelé et où je devrai répondre à cet appel.(64) Je vous laisse donc les Thaqalayn (les deux poids)(65): le Livre de Dieu, lequel est une corde étendue entre le Ciel et la Terre, et ma famille, Ahl-ul-Bayt (les Gens de ma Maison). Le Doux(66) et le Bien Informé(67)m'a appris qu'ils ne se sépareront pas jusqu'à ce qu'ils reviennent à moi auprès du Bassin(68). Regardez donc bien comment vous vous y prenez».(69)

Quant au principal exemple de Texte prophétique concernant «l'autorité» d'Ahl-ul-Bayt, en matière d'action directoriale et sociale, c'est Hadith al-Ghadir qu'al-Tabari a rapporté selon une chaîne (de transmetteurs) dont l'authenticité est unanimement admise et qui remonte jusqu'à Zayd Ibn Arqam, Selon ce Hadith, le Prophète (P) s'adressant aux masses des Musulmans dit :

- «"O gens! Je m'approche du moment où je serai appelé et où je devrai répondre à l'Appel. J'ai une responsabilité et vous en avez une! Qu'avez-vous donc à dire?

- Nous témoignons, ont répondu les auditeurs, que vous avez transmis (le Message)(70), accompli votre lutte missionnaire et apporté vos conseils. Dieu vous en récompense de la meilleure façon.

- "Ne témoignez-vous pas qu'il n'y a de Dieu que Dieu, que Muhammad est Son Serviteur et Son Messager, que Son Paradis est vrai, que la mort est vraie, que la résurrection après la mort est vraie, que l'Heure viendra immanquablement, où Dieu ressuscitera à ceux qui sont dans les tombeaux? leur a-t-il demandé."

- Si, ont-ils répondu

Il a dit alors:

- O Dieu! Sois-en témoin, et d'ajouter:

- O gens! Dieu est mon Maître je suis le maître des fidèles dont je suis plus responsable qu'ils ne le sont d'eux-mêmes. Aussi de quiconque je suis le maître, celui-ci (c'est-à-dire Ali) est également son maître. Mon Dieu, soutiens qui le soutient et sois ennemi de son ennemi».(71)

Ainsi, ces deux nobles Textes prophétiques, comme bien d'autres semblables, ont consacré les deux maraja'iyyah (autorités) d'Ahl-ul-Bayt. Le courant islamique «attaché aux Textes Prophétiques» a épousé ces deux Hadith et a cru par conséquent aux deux maraja'iyyah précitées. Il est le courant des Musulmans partisans d'Ahl-ul-Bayt.

Notons que si «l'autorité (maraja'iyyah) directoriale et sociale» de chaque imam a un caractère temporaire, puisqu'elle est limité à la durée de la vie de l'imam, et traduite par son exercice du pouvoir pendant cette durée, «l'autorité intellectuelle» est une vérité constante et absolue qui n'a pas de limites temporelles, et qui, de ce fait, revêt une signification pratique et vivante de tout temps; ce qui est tout à fait normal, puisque tant que les serviteurs ont besoin d'une compréhension précise de l'Islam et de la connaissance de ses jugements, de ses «permis» et ses «interdis», de ses conceptions et de ses valeurs, ils ont besoin d'une autorité (maraja'iyyah) déterminée par Dieu et représentée par:

1)- Le Livre de Dieu;

2)- La Sunnah du Prophète et de la Famille Impeccable d'Ahl-ul-Bayt (du Prophète), laquelle est inséparable du Livre comme l'a dit le Messager dans le Hadith précité.

Quant au second courant des Musulmans, lequel a penché vers l'ijtihâd au lieu du «culte du Texte», il a décidé dès le décès du Prophète, de confier «l'autorité directoriale», chargée d'exercer le pouvoir, à des hommes choisis parmi les Muhâjirine, selon des bases changeantes, souples et variables. Ainsi Abû Bakr était porté au pouvoir, directement après la mort du Messager, à la suite d'une concertation limitée dans le Conseil de Saqîfah. Et enfin Othmân a succédé à Omar grâce à un testament de celui-ci, le désignant indirectement au califat. Aussi cette souplesse dans les règles de l'accession à la direction officielle de la Ummah a-t-elle Abouti, un tiers de siècle après la mort du Prophète, à l'infiltration des «fils des relâchés (tulaqâ')» (ou libérés)(72) - qui avaient combattu la veille, l'Islam - dans les centres de l'autorités (le pouvoir).

«L'autorité directorial» (le pouvoir, le califat) des Ahl-ul-Bayt étant ainsi confisquée grâce à l'ijtihâd, il était difficile de laisser «l'autorité intellectuelle» (idéologique) à ses héritiers légitimes (Ahl-ul-Bayt); car cela aurait permis à ces derniers de trouver les conditions objectives qui les conduiraient au pouvoir, et de réunir ainsi pour eux les deux autorités. Mais d'un autre côté, il était également difficile de conférer des exigences de l'exercice du pouvoir. En effet, reconnaître la compétence de quelqu'un pour diriger le pouvoir et appliquer les lois, ne signifie en aucun cas qu'on l'admette du même coup comme imam spirituel et autorité idéologique suprême (en matière de connaissance de la théorie islamique) après le Coran et la Sunnah prophétique. Car cet imamat(73) spirituel et idéologique exige un haut degré de culture, de connaissances générales et d'assimilation de la théorie. Or, il est évident que personne parmi les Compagnons - les Ahl-ul-Bayt mis à part - ne pouvait y prétendre à titre individuel.

Pour cela, la balance de l'autorité spirituelle restait oscillante pendant un certain temps. Les califes continuèrent pendant longtemps à traiter avec Alî en sa qualité d' «Imam spirituel»(74), ou presque. Aussi, le second calife, Omar, répétait-il à plusieurs reprises: «Sans Alî, Omar aurait péri. Que Dieu ne me confronte à un problème qui n'aie pas un Abû-l-Hassan(75)- l'Imam Alî- (pour le résoudre)(76)».

Après la mort du Prophète (P) et au fur et à mesure qu'on s'éloignait de cet événement, et que les Musulmans s'habituaient peu à peu à considérer l'Ahl-ul-Bayt et l'Imam Alî comme des hommes ordinaires et des «gouvernés», on a fini par ignorer leur position de «haute autorité spirituelle». Mais cette position ne pouvant pas être vacante, elle fut conférée, non pas au calife au pouvoir, mais à l'ensemble des Compagnons. Et l'autorité spirituelle d'Ahl-ul-Bayt n'étant plus de mise, celle de l'ensemble des Compagnons, qui l'a remplacée, semblait d'autant plus conforme à la raison, que ceux-ci avaient longtemps côtoyé le Prophète, vécu sa vie, son expérience, ses hadith et sa Sunnah.

De cette façon Ahl-ul-Bayt ont perdu pratiquement leur privilège divin, leur primauté spirituelle, et furent réduits à une part de l'autorité spirituelle, en leur qualité de Compagnon parmi les Compagnons. Et étant donné que les Compagnons eux-mêmes étaient déchirés par des différends graves et des contradictions profondes qui les opposaient les uns aux autres et conduisaient parfois à des batailles, à l'effusion du sang, à l'atteindre à la dignité de l'adversaire, à des accusations réciproques de déviation t de trahison, il s'en est suivi que diverses contradictions doctrinales et idéologiques apparurent dans le corps de la Ummah, comme reflet des diverses contradictions à l'intérieur de cette même autorité spirituelle qu'avait créée l'ijtihâd.

Avant de terminer mon exposé, j'aimerais attirer l'attention sur un point dont l'explication revêt une tendance à scinder le Chiisme en deux courants distincts: le Chiisme spirituel et le Chiisme politique, croyant que le premier est plus ancien que le second, et que, après la tuerie de Karbalâ' où l'Imam al-Hussayn (p) fut assassiné, les Imams d'Ahl-ul-Bayt (p), descendants de celui-ci, se sont désintéressés de ce bas-monde, ont renoncé à la vie politique et se sont consacrés à la prédication et aux pratiques cultuelles.

Or, cette distinction ne correspond pas à la vérité, car depuis sa naissance, le Chiisme n'a jamais été une tendance purement spirituelle. Mieux, il est né tel que nous l'avons expliqué exactement lorsque nous exposions les circonstances de la naissance du Chiisme - comme une thèse défendre la désignation de l'Imam Alî pour la poursuite de la direction spirituelle et sociale de la communauté islamique après la disparition du Prophète.

Il n'est pas donc possible, vu les circonstances précitées, de séparer l'aspect spirituel de l'aspect social dans la thèse du Chiisme, pas plus qu'on ne peut faire une telle distinction dans l'Islam lui-même. Le Chiisme ne pourrait faire l'objet d'une telle distinction que s'il était vidé de son contenu, c'est-à-dire de sa qualité de thèse visant à sauvegarder l'avenir de l'Appel après le Prophète. Car pour sauvegarder cet avenir, l'Expérience islamique avait besoin et d'une autorité spirituelle - idéologique, et d'une direction socio-politique.

En tant que successeur digne de poursuivre le rôle de ses trois prédécesseurs(77), à la tête du pouvoir, l'Imam Ali jouissait largement de l'allégeance des Musulmans à son égard, allégeance qui l'a conduit effectivement au califat après l'assassinat du troisième calife, Othmân. Mais cette allégeance n'est ni Chiisme spirituel, ni Chiisme socio-politique, car le Chiisme signifie: «La croyance à la thèse faisant de Alî le successeur légitime direct du Prophète, au lieu de trois califes qui l'ont précédé au pouvoir». Elle est donc plus large que le vrai chiisme intégral, spirituel et socio-politique. C'est pourquoi, bien que le Chiisme intégral fût développé dans le cadre de cette vaste allégeance, on ne saurait considérer celle-ci comme un exemple de Chiisme partiel.

D'un autre côté, l'Imam Alî bénéficiait de l'allégeance spirituelle et idéologique d'un grand nombre de Compagnons notables, tels Salmân, Abû Tharr, Ammâr et d'autres... à l'époque d'Abû Bakr et de Omar. Mais là encore, on ne peut appeler cette allégeance, «Chiisme spirituel distinct du Chiisme politique»; car elle n'exprime, en fait, que la croyance des dits Compagnons, suivant laquelle la direction spirituelle et politique de l'Appel revient à l'Imam Alî directement après le décès du Prophète. Alors que leur croyance à l'aspect idéologique de l'autorité(78) de Alî s'était traduite par leur allégeance spirituelle précité, leur croyance à son aspect politique s'est matérialisé dans leur opposition au califat d'Abû Bakr et au courant qui a conduit à l'Imam Alî.

La vision fragmentaire d'un Chiisme spirituel dissocié du Chiisme social, n'est apparu effectivement et n'a pris naissance dans l'esprit du Chiite que lorsque celui-ci s'est soumis à la réalité, et que la braise ardente du Chiisme - cet attachement spécifique (du Chiisme) à une direction islamique légale, chargée de poursuivre l'édification de la Ummah après le décès du Prophète et d'accomplir la grande opération de transformation entreprise par celui-ci - s'est éteinte en lui, et s'est transformée en une simple doctrine que l'on garde dans le coeur et dans laquelle on cherche espérance et consolation.

Là, nous rejoignons l'assertion selon laquelle les Imams d'Ahl-ul-Bayt qui ont succédé à l'Imam al-Hussayn se seraient retirés de la vie sociale, et désintéressés de ce bas-monde. Rappelons à ce propos, tout formule exprimant l'attachement à la continuité de la celle-ci ne signifie autre chose que la poursuite de l'action de changement entreprise par le Prophète, afin de compléter l'édification de la Ummah sur la base de l'Islam. Et cela étant dit, il n'est pas possible de concevoir que les Imams puissent renoncer à la vie sociale, sans renoncer du même coup au Chiisme!

Ce qui a laissé croire, donc, que ces Imams aient renoncé à l'aspect social de leur autorité, c'est d'une part le fait qu'ils n'avaient pas entrepris d'une action armée contre le pouvoir établi, et d'autre part le fait que l'on confère à l'acceptation d' «aspect social» un sens étroit qui ne comporte que l'action armée.

Nous possédons beaucoup de textes montrant que les Imams étaient toujours disposés à passer à la lutte armée s'ils avaient la conviction de l'existence d'hommes prêts à y participer, et de la possibilité de réaliser par cette lutte les buts islamiques escomptés.

Lorsque nous retraçons l'acheminement du mouvement chiite, nous remarquons que la direction chiite, représentée par les Imams d'Ahl-au-Bayt, croyait que l'accession au pouvoir ne suffirait ni ne pourrait suffire à réaliser islamiquement l'opération du changement si ce pouvoir n'était pas appuyé sur des bases populaires, conscientes de ses objectifs (du pouvoir), croyant à sa théorie du gouvernement, disposées à le protéger, capables d'expliquer ses positions aux masses et de résister à tous les tourbillons.

C'est pourquoi, pendant la première moitié du siècle qui a suivi la mort du Prophète, la direction chiite essaya toujours de reprendre le pouvoir - après en être exclue - par tous les moyens auxquels elle croyait, car elle pensait qu'il existait des bases populaires conscientes ou sur le point de l'être, parmi les Muhâjirine, les Ançâr et les Suivants. Mais un demi-siècle plus tard, lorsque ces bases conscientes ont disparu ou presque, et que l'on l'on assistait à la naissance - sous le règne déviationniste - de générations nonchalantes, la prise du pouvoir par le mouvement chiite n'aurait pu conduire à la réalisation du grand objectif islamique, n l'absence d'une assise populaire prête à fournir consciemment le soutien et le sacrifice nécessaires.

Devant une telle situation, il était indispensable, pour la direction chiite, de mener deux types d'action:

1- Oeuvrer en vue de constituer les bases populaires conscientes afin de préparer le terrain pour la prise du pouvoir;

2- Ramener la conscience et la volonté de la Ummah, et les maintenir dans un degré de fermeté et de vie, où elles pourraient immuniser la nation islamique contre le risque de céder totalement sa personnalisé et sa dignité aux gouvernements déviés.

Le premier type d'action était accompli par les Imâms eux-mêmes, le second, par des Alawides(79) révoltés qui tentaient, par leurs sacrifices désespérés de protéger la conscience et la volonté islamiques. Les Imams soutenaient les plus honnêtes d'entre eux.

L'Imam Alî Ibn al-Ridhâ(80) parlait du martyr Zayd Ibn Ali Talib, au calife al-Mimine dans les termes suivants: «Il était parmi les ouléma(81)de la famille du Prophète. Il s'est élevé contre ennemis de Dieu et les a combattus jusqu'à ce qu'il fût tué pour Sa Cause (de Dieu). Mon père Moussa Ibn Çafar m'a raconté que son père Çafar disait: que Dieu donne Sa Miséricorde à mon oncle Zayd qui avait appelé au soutien des Âle- Muhammad(82). S'il avait gagné (la bataille), il se serait acquitté de son engagement devant Dieu (de faire triompher Âle-Muhammad) ...».(83)

Ainsi le fait que les Imams avaient renoncé à l'action armée directe contre les déviationnistes, ne signifie pas qu'ils aient abdiqué l'aspect social de leur autorité ni qu'ils se soient confinés dans les pratiques cultuelles, mais exprime seulement la différence des méthodes d'action sociale selon les conditions objectives, et traduit leur conscience profonde de la nature et 'action de transformation à mener et du moyen approprié de sa réalisation (de l'action sociale)

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